La pluie tombait goutte à goutte, inlassablement, monotone, depuis sept jours consécutifs. La buée s’épaississait sur les vitres du bus dans lequel j’avais trouvé refuge, et regarder les quelques personnes qui s’étaient avachies sur les sièges me donnait l’envie de me liquéfier moi aussi. Il faisait chaud, les minutes défilaient lentement, et l’on avançait centimètre par centimètre tant les embouteillages étaient denses à cette heure de la soirée. Mon sac de courses posé sur mes genoux me faisait mal et pour essayer de moins y penser et de tromper mon ennui, j’observais un enfant tracer dans la condensation les dessins que lui dictait son imagination. Alors que je le regardais faire, presque hypnotisée, les souvenirs d’un moment similaire vinrent me frapper de plein fouet, m’extirpant de la torpeur dans laquelle je m’enfonçais de plus en plus.
La chaleur submergea mon corps lorsque je me rappelai un sourire tendre posé sur moi, alors que je gribouillais, à l’aide de mon index, un cœur tremblant sur la vitre d’un bus bondé. Il faisait nuit, les cours venaient de se terminer et ce garçon, qui me souriait depuis des mois et que j’aimais en secret, m’avait parlé pour la première fois quelques heures auparavant. Et moi j'étais là, rêveuse, à dessiner l’amour que je ressentais pour lui, sur une vitre sale et embuée. Je rougissais légèrement, ajoutai une étoile déformée sur le haut de mon cœur et affirmai :
-“C’est une fraise.”
De cette soirée, il ne me restait que ce dessin absurde, cette phrase lancée comme une excuse et ce doux sourire désarmant. Et maintenant que ces détails me revenaient en mémoire, je comprenais que toute l’histoire de notre relation tenait dans ce cœur déguisé, à la va-vite, en fraise. Car après ça, des moments où, chacun de notre côté, nous avions tenté maladroitement de nous avouer nos sentiments, il y en avait tant eu. Mais nous étions trop jeunes à l’époque, pour comprendre ce que nous ressentions, que nous en avions peur, et une fraction d’instant après avoir révélé notre amour, chaque fois, nous reprenions nos mots en les dissimulant derrière une blague ou un brusque changement de sujet.
Je sais bien que je ne devrais pas parler à la place de quelqu’un d’autre, d’autant plus en ne me fiant qu'aux souvenirs flous de la vieille dame que je suis devenue, mais je sais - et j’en suis intimement convaincue - que nous nous aimions et que cet amour que nous ressentions l’un envers l’autre nous terrifiait tous les deux. À l’époque, je n’avais pas vingt ans et je ne connaissais du couple que des amourettes sans importance, et la puissance des sentiments qui me traversaient me clouait sur place chaque fois que je le regardais dans les yeux. J’étais tant amoureuse que je le cherchais partout, et lorsque je le trouvais enfin, j’étais si terrifiée que je fuyais en m’appliquant à ne laisser aucune trace derrière moi.
Avec le recul et malgré ma mémoire toute cabossée, je réalisais à quel point cette peur était absurde, mais aussi qu’elle m’avait poursuivi toute ma vie. Car j’avais eu de nombreuses fois l’occasion de retrouver ce garçon que j’avais tant aimé, mais je n’en avais saisi aucune : chaque fois que l’image de ses yeux pétillants et de son air amusé refaisait surface dans mon esprit, mon cœur battant la chamade à m’en faire mal à la poitrine, finissait par me convaincre que ma vie calme et sans passion était plus sûre. Et pourtant, au crépuscule de mon existence et bien que tant de temps soit passé, le goût de ses lèvres sur les miennes me hantait encore et je savais que tous ces souvenirs de ma vie dans lesquels il n’étaient pas, me laissaient une amertume qui me poursuivrait jusque dans la tombe.
Bien sûr, depuis cette jeunesse, j’ai connu des amours, certains plus profonds que d’autres, mais aucun n’a eu l’intensité de celui que j’ai ressenti avec cet homme, dont la main qui caresse mes cheveux emmêlés reste la sensation la plus douce que j’aie jamais vécue jusqu’alors.
Lorsque nous n’étions pas trop occupés à nous fuir, nous parlions sans arrêt de littérature, nous lisions les mêmes ouvrages assis côte à côte, mais plongés dans nos lectures respectives, nous n’avions pas besoin de discuter pour nous sentir ensemble.
Je repensais parfois aux livres qu’il m’avait prêtés car il les aimait beaucoup, et qu’il voulait que je lise. Je m’empressais de les dévorer, pensant à lui plus qu’aux mots qui parvenaient jusqu'à ma rétine. La plupart de ces livres, je les avais détestés, mais je lui avais dit, pleine d’entrain, qu’ils m’avaient touchés en plein cœur. Moi qui détestais mentir, j’avais passé mon temps à lui raconter des mensonges, à lui cacher la vérité et à porter des masques, car l’angoisse de ne pas être à la hauteur de la façon dont il me voyait, m’avait toujours empêchée de lui dire ce que je pensais vraiment. Et pourtant, malgré toutes les personnes dont j’ai croisé le chemin au cours de ma vie, je n’ai jamais rencontré quiconque m’aimant d’un amour aussi inconditionnel que lui.
Alors que chaque jour me rapprochait de plus en plus dangereusement de la mort, je regrettais tant de ne pas avoir eu suffisamment confiance en moi pour oser dire à quelqu’un qui m’aimait, que je l’aimais aussi et qu’une simple esquisse de son sourire me remplissait d’autant de joie que le soleil d’une belle journée d’été.
Je repensai à la fois où nous avions passé toute une nuit ensemble, à bavarder et faire les bêtises que l’alcool inspire si souvent aux jeunes gens, quand quelqu’un me secoua brutalement l’épaule.
-“Excusez-moi madame, c’est le terminus, il faut sortir maintenant.”
Plongée dans mes pensées, absorbée par la contemplation du passé qui avait défilé devant mes yeux, j’avais perdu le fil du temps et des arrêts et j’avais loupé le mien. Je descendis du bus, cherchais un taxi et rentrai chez moi, la tête chargée de souvenirs et le cœur lourd d’une nostalgie tendre.
Arrivée devant ma porte, et après avoir discuté de cette interminable pluie avec le chauffeur de taxi, j’avais déjà oublié la mélancolie que les transports en commun me ramenaient si souvent dans le corps. Je glissais mes pieds dans mes vieux chaussons troués, ouvrais le courrier qui s’accumulait sur mon meuble d'entrée depuis des jours et rangeais mes courses dans les placards. Je n’avais pas fait suffisamment attention, et la barquette des premières fraises de l’année que j’avais achetées s'était faite complètement écrasée. Leur jus rouge avait coulé dans le fond de mon sac et l’avait maculé d’un liquide visqueux et collant. Je jetai le tout sans m’y appesantir, me rappelant soudainement que de toute façon, je n’aimais pas vraiment les fraises.
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Oui, c'est vrai, moi aussi j'avais déjà remarqué que, parmi tous les fruits qui existent, la fraise est probablement celui dont la forme rappelle le plus celle du coeur ( je veux dire le vrai, pas celui avec deux lobes parfaitement symétriques qui apparaît dans les listes d'émoticônes... )
Mais parmi toutes ces fraises meurtries qui saignent abondamment leur jus, il doit bien y en avoir au moins quelques-unes qui sont restées entières non ?
Humm... j'aurais beaucoup de difficulté à croire qu'elles auraient toutes finies en compote! 😉
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J'adore !! Une fois encore, il va me falloir un looonnngg moment pour trouver mes mots et mettre de l'ordre dans ma tête car je suis chamboulé par ce récit à la frontière entre fiction et réalité. C'est beau, limpide et criant de réalisme.
Qui n'a pas vécu ça ? Cette irrésistible fascination pour quelqu'un. Ce besoin de chercher partout l'autre du regard et le soulagement, la joie même qui s'esquisse immédiatement sur notre visage quand enfin on trouve cette personne. Un rayon de soleil.
Voila mon cœur d'artichaut reparti au lycée. Quand, le mardi, Elle finissait ses cours trente minutes avant moi et qu'il me suffisait de tourner la tête à gauche pour regarder par la fenêtre, la voyant en contrebas quitter l'établissement. Le cours de maths brièvement interrompu devenait soudain plus digeste...
Plus habitué à lire de la fantaisie/mythologie, j'admets que, dorénavant, j'échangerais volontiers un peu de sang d'orc contre du jus de fraises écrasées. Surtout si le papier est signé Luza.
Mais je dois avouer aussi que je suis gourmand et qu'il me faudra trois ou quatre barquettes de plus pour me rassasier, qu'il s'agisse de fraises ou d'un tout autre fruit !